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Interview avec Carine Oulaté AKA

Surnommée le « couteau suisse » du digital, Carine Oulaté AKA partage son parcours atypique. Du basket professionnel aux métiers du digital, elle nous raconte comment le hasard et sa détermination l’ont menée à devenir une figure incontournable dans le domaine du digital en Côte d’Ivoire.

Comment êtes-vous arrivée au digital ?

Mon entrée dans le domaine du digital s’est faite par le hasard. Après le Bac, je suis partie étudier en France. À l’époque, le basket était ma passion. Je jouais tout en suivant mes cours à l’université. Ma mère m’a conseillée d’étudier la fiscalité, mais à la vérité je n’ai pas vraiment été accrochée. Le basket était toute ma vie.

Un jour, j’ai eu un accident qui a mis fin à mes rêves de jouer en professionnel. C’était un moment très difficile pour moi. Une nuit, en proie à la dépression et à l’insomnie, je regardais la télévision quand je suis tombée sur un reportage parlant du digital et des nouveaux métiers du futur. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai été immédiatement attirée.

C’était comme un signe du destin. En regardant ce reportage, les larmes aux yeux, je réalisais que ma vie prenait un nouveau tournant. À l’époque, j’avais même remporté le championnat de basket de France avec l’équipe de Rennes, et un club aux États-Unis m’avait contactée. Tout semblait s’ouvrir à moi, mais la blessure est intervenue.

Une voix intérieure me disait que le digital était mon futur, que c’était là que je devais me diriger. Le lendemain, je me suis inscrite dans une filière du digital à l’université, et c’est ainsi que tout a commencé.

Que faites-vous en ce moment ?

Lorsque j’ai découvert le digital, je me suis inscrite à un Master en Pratique Professionnelle de l’Internet (PRANET). Ce programme m’a permis d’acquérir des compétences dans tous les domaines liés à l’internet. Certains me surnomment d’ailleurs le « couteau suisse » du digital. Je suis probablement la seule femme africaine francophone à posséder un diplôme pour chacun des métiers du digital, notamment l’infographie, la gestion des réseaux sociaux, la création d’applications et de sites internet, ainsi que la cybersécurité. Je touche à tout. Comme le dit ma mère, je suis une entreprise à moi toute seule, car en plus du digital, j’ai une formation en RH et en fiscalité.

En intégrant le marché ivoirien, j’ai réalisé qu’il m’était impossible de me spécialiser dans un seul domaine du digital parce que les gens t’obligeaient à toucher à tout. Beaucoup de personnes exercent dans ce secteur, mais très peu sont diplômées, ce qui entraîne beaucoup d’amateurisme. Cela fait que je suis constamment sollicitée pour diverses tâches, telles que la gestion de site internet, le personal branding, ou encore le conseil aux personnalités politiques.

Aujourd’hui, je suis incapable de définir précisément mes activités dans le digital. Je suis plus reconnue pour mon expertise en cybersécurité. J’ai aidé plusieurs personnes, notamment des personnalités publiques, à récupérer leurs données après des piratages.

Constatant que beaucoup attendent que les choses se compliquent pour agir, j’ai décidé d’anticiper les problèmes en lançant des formations. J’ai créé des réseaux où je partage régulièrement des conseils pratiques et des astuces pour aider les internautes à éviter les pièges et à améliorer leur contenu.

Quel état des lieux pouvez-vous faire du digital en Côte d’Ivoire ?

Le développement du digital en Côte d’Ivoire a connu un parcours marqué par des débuts empreints de bricolage. Tout a commencé avec l’émergence des blogs, qui ont donné naissance aux premiers blogueurs. L’avènement des réseaux sociaux a ensuite propulsé ces pionniers du blogging au statut d’experts du digital. Les premières opportunités se sont alors offertes à eux, mais leurs interventions étaient souvent caractérisées par du bricolage, bénéficiant parfois de la chance du débutant.

En 2017, date à laquelle je suis rentrée définitivement à Abidjan, j’ai réalisé un petit état des lieux du marché, qui m’a permis de constater qu’il y avait de nombreuses lacunes que les acteurs ignoraient. Je suis convaincue que la formation serait bénéfique pour beaucoup. Ces mêmes acteurs devraient faciliter l’ouverture du marché à des personnes plus compétentes. Les consommateurs, quant à eux, adoptent souvent une approche peu judicieuse des réseaux sociaux. Je ne leur en veux pas, car ils s’inspirent simplement de ce qu’ils voient fonctionner.

À l’origine, les réseaux sociaux étaient utilisés avec mesure, les propos étaient mesurés et les gens faisaient preuve de pudeur, respectant ainsi les us et coutumes africains. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée. Les comportements provocateurs et les injures sont applaudis et génèrent des likes. Des jeunes femmes deviennent célèbres en se dénudant. Les consommateurs s’adaptent progressivement à cette évolution.

D’un côté, il y a des prétendus experts insuffisamment formés, et de l’autre, des consommateurs désorientés. Heureusement, le gouvernement tente de mettre en place des réglementations pour encadrer ce domaine en pleine mutation.

Quelles aptitudes à avoir pour le digital ?

Il est essentiel d’avoir certaines compétences pour réussir dans le domaine du digital. Tout d’abord, il faut avoir une grande ouverture d’esprit, en n’occultant pas le fait  que l’on travaille pour une communauté aux goûts variés et cosmopolites, et non pour soi-même.

La curiosité est également une qualité primordiale. Le digital évolue rapidement, il est donc nécessaire de se former en permanence pour rester à jour. Les formations sont constantes et il est important de les suivre pour rester compétitif.

Enfin, cultiver l’humilité et avoir un amour pour l’apprentissage sont des qualités qui peuvent grandement contribuer au succès dans le domaine du digital.

Quelles sont les difficultés auxquelles avez-vous été confrontée ?

Partir en France m’a coupée de mon réseau, ce qui a été ma première difficulté. Deux ou trois ans avant mon retour en Côte d’Ivoire, j’avais envoyé mon CV à certaines personnes sans obtenir de réponse. Vexée, je suis rentrée à Abidjan avec un plan de carrière précis : travailler pendant 5 à 10 ans avant d’ouvrir ma propre agence. Cependant, à peine deux jours après mon retour, j’ai décroché un contrat grâce au bouche-à-oreille.

Au fil du temps, j’ai réalisé que certains « experts » locaux commettaient de nombreuses erreurs. Discrètement, je donnais des conseils à certains d’entre eux et j’étais de plus en plus sollicitée pour mon expertise. Un jour, un jeune humoriste web m’a contactée après s’être fait arnaquer par un prétendu expert en piratage. Cet épisode m’a incitée à publier un contenu sur la monétisation, qui a suscité un grand intérêt avec plus de mille likes en deux heures. J’ai réalisé qu’il y avait une piste à explorer et que les internautes avaient besoin de petites astuces.

Le lendemain, j’ai publié un autre contenu et plusieurs personnes, y compris des personnalités publiques, ont commencé à me contacter pour des problèmes de piratage. En l’espace de six mois, j’avais réalisé le plan de carrière de dix ans que je m’étais fixé. De plus, Facebook a élargi les termes de notre partenariat.

Quel lien avez-vous avec Meta ?

Je suis partenaire média et personnalité publique chez Meta, l’entreprise mère de Facebook, Instagram, WhatsApp et Messenger. Mon rôle est d’être l’interface entre la communauté et Facebook. Par exemple, si une personne rencontre un problème sur l’un de ces réseaux, je peux prendre en charge ses requêtes et communiquer directement avec Meta, ce qu’une personne lambda ne peut pas faire. Ce partenariat s’adresse principalement aux marques, aux grands médias et aux personnalités publiques, mais lorsque je suis sollicitée par un citoyen lambda, j’essaie quand même de l’aider en mettant à contribution mon expérience.

Pensez-vous que le digital  un domaine propice à la gent féminine ?

Oui, mais malheureusement, il est encore largement dominé par les hommes. Je crois fermement que le digital conviendrait parfaitement aux femmes. C’est un domaine qui demande d’être multitâche pour réussir, et nous savons tous que les femmes excellent dans ce domaine. Lorsque j’ai découvert le digital, j’ai réalisé à quel point il pouvait être bénéfique pour les femmes, surtout celles qui n’ont pas facilement accès à la formation ou aux ressources nécessaires pour entreprendre.

Comment le digital peut-il contribuer à l’autonomisation des femmes ?

Le digital peut contribuer à l’autonomisation des femmes de différentes manières. Tout d’abord, il offre un accès gratuit à des formations en ligne, ce qui signifie que même les femmes vivant dans les régions les plus isolées peuvent bénéficier de ces ressources en ayant simplement une petite connexion Internet. Grâce à ces formations, elles peuvent acquérir de nouvelles compétences et se préparer à intégrer le marché du travail. Par exemple, une agricultrice peut utiliser les réseaux sociaux pour vendre sa récolte directement en ligne, sans passer par des intermédiaires. En utilisant le digital de manière judicieuse, les femmes augmentent leurs chances de réaliser leurs objectifs et de devenir plus indépendantes.

Y a-t-il des jeunes filles qui vous approchent ?

Ces deux dernières années, j’ai été agréablement surprise par le nombre croissant de jeunes filles intéressées par l’apprentissage du digital. Je reçois de nombreuses demandes dans des domaines tels que le codage, la création de sites internet et la production de contenus en ligne. Il est même arrivé que des écoles me sollicitent pour des conférences, et à ma grande satisfaction, ce sont principalement des jeunes filles qui me contactent à la fin de ces interventions.

Que pensez-vous de la journée des femmes ?

Je suis partagé à propos de la Journée des femmes. D’un côté, il y a celles qui la voient comme une célébration, ce qui peut parfois m’irriter. Je pense que le véritable sens de cette journée est parfois mal compris. J’aurais préféré qu’elle soit davantage axée sur les réalisations et les actions des femmes dans la société. Si la femme était pleinement reconnue pour sa contribution à la société, nous n’aurions peut-être pas besoin d’une journée dédiée ; cela se manifesterait naturellement. Je salue toutefois les luttes menées jusqu’à présent et je crois qu’il reste encore beaucoup à faire pour l’égalité des genres.

Quel impact pensez-vous avoir sur les générations futures ?

À travers mon parcours, j’ai réussi à inspirer certaines jeunes filles. Le message que je veux transmettre est celui de la persévérance : il ne faut jamais abandonner. Chaque échec n’est pas une fin en soi, mais une opportunité d’apprendre et de progresser. Il est essentiel de s’imposer par son travail et sa détermination. J’encourage vivement les jeunes filles à s’intéresser au digital, car c’est là que se trouvent les métiers de demain. Je les incite à se former et à rester attentives aux opportunités qui se présentent dans ce domaine en évolution constante.

Texte : Mano

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